[CRITIQUE] THE SHADOW’S EDGE : Jackie Chan au cœur du renouveau du polar d’action chinois

Tout commence en juin 2024 à Tokyo. En pleine promotion de Ride On, Jackie Chan évoque par inadvertance un futur tournage à Macao avec Larry Yang. Quelques mois plus tard, les photos volées de Tony Leung Ka-fai sur le plateau attisent la curiosité des amateurs du cinéma chinois. L’attente culmine au festival de Shanghai, où Yang promet « le film le plus violent de Jackie Chan depuis dix ans ». Promesse tenue : plus intense que The Foreigner (2017) et supérieur à bien des égards à New Police Story (2004), The Shadow’s Edge renoue avec la gravité de ses rares incursions dramatiques.

Durant la promotion, Jackie Chan a reconnu avoir perdu, ces dernières années, une part de son intérêt pour le cinéma d’action, enchaînant des films mineurs où il jouait les seconds rôles en semi-retraite, souvent par fidélité à ses proches collaborateurs comme le réalisateur Stanley Tong. C’est le discours de Larry Yang qui lui a redonné l’envie de revenir avec un film d’action pur et dur dans la ligné du polar d’action HK.

Le pitch

Un mystérieux mafieux incarné par Tony Leung Ka-fai et ses fils adoptifs manipulent et ridiculisent la police en piratant le système de surveillance ultramoderne de la ville dans le but de récupérer une fortune en crypto-monnaie ; la police, devenue impuissante, doit faire appel à un ancien expert incarné par Jackie Chan, qui va s’associer avec une jeune policière jouée par Zhang Zifeng, ouvrant une partie d’échecs où s’affrontent stratégie et loyautés.

Le solide comédien Wang Ziyi pris en difficulté face aux fils adoptifs du mafieux.

 

Larry Yang, l’artisan d’un renouveau

Larry Yang s’est d’abord imposé en 2015 avec son premier long-métrage Mountain Cry, drame rural aussi sensible que profond, passé par le Festival de Busan. En 2019, il surprend avec Adoring, une comédie chorale centrée sur les liens entre des familles et leurs animaux, qui connaît un franc succès. En 2023, il dirige pour la première fois Jackie Chan dans le sympathique Ride On, comédie familiale où la superstar incarne un cascadeur vieillissant qui tente de renouer avec sa fille (Liu Haocun) après avoir perdu la garde de son cheval. Le film séduit par son ton attendrissant, mais devant le faible score au box-office, Larry Yang confessera plus tard avoir compris trop tard ce que les fans de Jackie Chan attendaient vraiment d’un film avec leur idole : non pas l’humour tendre, mais le retour au polar âpre et viscéral. C’est précisément de cette prise de conscience qu’est né The Shadow’s Edge, un projet qui lui permet enfin de concrétiser son envie ancienne de réaliser un polar d’action dans la grande tradition de l’âge d’or du cinéma hongkongais.

De Mountain Cry à Ride On, on savait déjà Larry Yang sincère dans ses intentions. On le découvre méticuleux avec The Shadow’s Edge, travaillant son récit comme un engrenage où chaque pièce s’emboîte avec précision. Chaque plan, chaque mouvement de caméra, chaque coupe témoigne d’un artisanat rigoureux qui replace le polar d’action chinois à son meilleur niveau.

Il faut rappeler que The Shadow’s Edge est le remake du polar hongkongais Eye in the Sky (Filatures en français), réalisé par Yau Nai-Hoi et produit par Johnnie To en 2007. Tony Leung Ka-fai y reprend d’ailleurs son rôle, dont Larry Yang a eu l’ingénieuse idée de le penser comme une prolongation naturelle seize ans plus tard. Le lien avec Johnnie To ne s’arrête pas là : produit par Hairun Pictures, société où To a longtemps œuvré comme consultant et qui a co-produit plusieurs de ses films comme Drug War et Office, The Shadow’s Edge prolonge aussi la fidélité de Larry Yang à cette maison de production qui accompagne sa carrière depuis ses débuts. The Shadow’s Edge s’inscrit donc dans une continuité logique, reliant la tradition du polar hongkongais aux ambitions continentales.

Un modèle pour les prochaines productions

Produit dans le cadre de la nouvelle stratégie d’iQiyi pour le grand écran avec un budget modeste de 20 millions de dollars, The Shadow’s Edge a récolté 180 millions au box-office chinois. Mais au-delà de ses chiffres, le film de Larry Yang marque un jalon. Il est le premier thriller dans la tradition HK à réussir une jonction crédible entre la Chine continentale et la région de la Grande Baie à travers Macao, territoire longtemps partagé entre influences portugaises et chinoises. En 2020, une tentative dans la région de la Grande Baie avait précédemment été réalisé avec le polar chinois inspiré de fait réel, Caught in Time de Lau Ho-leung, avec Wang Qianyuan et Daniel Wu, mais le résultat était resté mitigé. Le genre policier (qu’il soit HK ou continentale) a d’ailleurs connu plusieurs déconvenues ces dernières années, peinant à retrouver son éclat face à la domination des blockbusters et des comédies commerciales.

Macao, la ville aux deux visages

Macao, avec ses hotels et casinos étincelants, ses ruelles étroites et ses façades coloniales, est depuis longtemps une terre de cinéma. Contrairement au Hong Kong des polars de l’âge d’or, marqué par le chaos urbain et les rues surpeuplées, Larry Yang filme une ville aux contrastes saisissants : derrière les façades modernes et les buildings design, ce sont les marchés populaires et les résidences modestes qui donnent chair au récit. Ces espaces du quotidien, à la fois vivants et précaires, s’opposent aux lieux clinquants des élites et inscrivent le film dans une lecture sociologique : Macao comme vitrine de la mondialisation, mais aussi comme territoire traversé par les fractures sociales. Dans The Shadow’s Edge, la ville devient un personnage à part entière, miroir des tensions entre ancien et nouveau, opulence et survie, tradition et mutation, mais aussi terrain de cache-cache permanent entre traqueurs et traqués sous l’oeil d’un système de surveillance de masse.

Un scénario en étau

Comme rappelé plus haut, The Shadow’s Edge est le remake d’Eye in the Sky, un film qui, malgré son dispositif de mise en scène intéressant, restait globalement lent et assez pauvre en termes de scénario. Là où l’original se contentait d’un exercice de style, The Shadow’s Edge bâtit un récit dense, multipliant les points de vue, les enjeux et les confrontations. À l’image des milliers de caméras qui quadrillent aujourd’hui la Chine sous le système « Sky Eye », Yang multiplie les points de vue de ses personnages, conférant une densité rare à chacun d’eux. Cette construction en montage parallèle, donne au film une ampleur narrative rarement atteinte dans le genre.

D’une étonnante fluidité, les 2h20 du film défilent sans le moindre temps mort. Si ce ne sont pas les superbes scènes d’action qui captivent, ce sont les acteurs et leurs enjeux qui prennent le relais, entre rebondissements permanents et tensions psychologiques. On sent d’ailleurs que, malgré sa durée, le montage a été resserré pour privilégier le rythme, les scènes avec Qiu Yuen ayant été notamment coupées.

Les fans de thriller noir pourront certes chipoter sur quelques moments légers un peu maladroits, notamment au début, mais rien de bien dérangeant. Le tout finit par en faire un thriller policier pop et haletant.

Jackie Chan incarne Wong Tak-Chung, un expert de la filature old school rappelé de sa retraite, face à Tony Leung Ka-fai en stratège tordu et manipulateur, figure sombre et insaisissable, leader d’un groupe de criminels composé de ses fils adoptifs. Ensemble, ils composent deux faces d’une même pièce, deux vétérans fidèles à leurs méthodes, embarqués dans une partie où aucune règle n’est établie.

Le vétéran Jackie Chan et la jeune recrue Zhang Zifeng

 

Ce jeu du chat et de la souris prend ici une dimension inédite : il ne s’agit pas seulement de poursuites ou de filatures, mais d’un affrontement entre tradition et modernité. D’un côté, les criminels exploitent l’IA, les systèmes de surveillance et les failles technologiques pour disparaître à la vue de tous. De l’autre, Jackie Chan et sa brigade redonnent sens à l’instinct, à l’expérience humaine, à la mémoire et à l’observation. Larry Yang en tire un suspense sophistiqué, où l’humain réaffirme sa supériorité dans un monde saturé de caméras.

L’une des grandes réussites du film est de ne jamais sacrifier l’intelligence de ses personnages. Chaque camp est crédible, précis dans ses calculs, habité par des stratégies implacables. Même les scènes dialoguées dégagent une tension constante, comme des fils tendus prêts à se rompre. Et lorsque l’action éclate, elle découle directement de ce duel méthodique, collision entre l’intuition humaine et la froideur des algorithmes.

Avec The Shadow’s Edge, Larry Yang fait bien plus que ressusciter un genre : il interroge la manière dont un thriller peut encore surprendre à l’ère de la surveillance généralisée. En conjuguant rythme, intelligence et dramaturgie, il livre un récit haletant qui s’impose comme le meilleur polar d’action chinois (HK compris) depuis plus de dix ans au moins.

Un casting à la hauteur

Autour de Jackie Chan et Tony Leung Ka-fai, Larry Yang compose une distribution d’une grande justesse. Zhang Zifeng, déjà reconnue comme l’un des visages les plus prometteurs du cinéma chinois, confirme son statut : fragile dans son apparence, mais d’une redoutable détermination dans ses scènes d’action. Ses moments de tension comme ses moments d’émotion démontre qu’elle une actrice capable de passer du cinéma d’auteur au cinéma grand spectacle avec une incroyable aisance.

Le réalisateur retrouve aussi Wang Ziyi et Lang Yueting, vedette de son premier film Mountain Cry. Tous deux apportent une présence solide qui renforce l’équilibre du casting. Leurs présences participent à ce tissu narratif qui fait la force du film.

Ci Sha, quant à lui, impose une présence magnétique. Interprétant les jumeaux Xi Meng, le hacker, et Xi Wang, l’assassin, il fait sentir dès ses premières scènes deux énergies distinctes : l’un plus intérieur et calculateur, l’autre plus physique et menaçant. Son charisme brut dynamite chacune de ses apparitions, notamment dans les confrontations où il incarne une menace crédible et imprévisible. Il ne se contente jamais d’être un simple faire-valoir : Larry Yang l’intègre comme un véritable contrepoint dramatique, capable de relancer la dynamique du récit.

Ci Sha dans le rôle de Xi Wang, le frère jumeau de Xi Meng, tous deux adoptés par l’impitoyable Fu Longsheng (Tony Leung Ka-fai)

 

Deux monuments face à face

Le film tire une grande partie de sa puissance du face-à-face entre Jackie Chan et Tony Leung Ka-fai, soit deux géants qui portent en eux tout un pan de l’histoire du cinéma hongkongais. C’est un choc de légendes, mais aussi deux manières opposées d’habiter l’écran.

Tony Leung Ka-fai incarne un stratège manipulateur, imprévisible et autoritaire, figure paternelle dont l’autorité se confond avec la menace. Son interprétation, mêlant froideur calculatrice et éclats d’émotion tragique, évoque par moments le Joker de The Dark Knight. C’est sans contexte son rôle le plus marquant dans un polar depuis Election en 2005. 

Tony Leung Ka-fai incarne l’impitoyable Fu Longsheng

 

Jackie Chan, lui, se présente dans une nouvelle fois dans un registre rare, loin des comédies d’action qui ont fait sa gloire. À 71 ans, marqué par un demi-siècle de cascades insensées et de blessures souvent graves, il impose une silhouette cassée mais nullement résigné. Son personnage, Wong Tak-Chung, est un vétéran, raidi par les années, mais dont chaque geste garde une vérité physique. Forcément moins souple qu’autrefois, mais toujours d’une justesse incroyable, il rappelle que le style de Jackie Chan n’a jamais reposé sur la démonstration, mais sur l’authenticité et la crédibilité du geste, parfaitement intégrées à la dramaturgie. C’est aussi l’une des raisons qui expliquent son statut de leader incontesté et indémodable dans le domaine du cinéma d’action.

À 71 ans, Jackie Chan reste l’icône indétrônable du cinéma d’action

 

Leur affrontement culmine dans une scène d’anthologie, où les deux acteurs s’opposent avec une intensité et brutalité à couper le souffle. Plus qu’un simple combat, c’est la rencontre orageuse et jubilatoire de deux carrières emblématiques du cinéma hongkongais, réunies dans un même récit pour incarner un genre qu’on croyait moribond. Le duel final devient instantanément emblématique : celui d’un héritage partagé, d’une mémoire du cinéma qui se transmet autant qu’elle se confronte.

Par ailleurs, le film multiplie les clins d’œil à la filmographie de Jackie Chan, notamment à travers un affrontement qui renoue avec sa marque de fabrique (l’utilisation inventive des objets du décor) tout en rendant hommage aux grandes heures du polar hongkongais. Ces références discrètes, jamais envahissantes, nourrissent la cinéphilie du spectateur et rappellent que The Shadow’s Edge s’inscrit à la fois comme héritier et comme réinvention d’un genre.

L’impact avant l’esbroufe !

L’action de The Shadow’s Edge est signée Su Hang, membre de la Jackie Chan Stunt Team, qui s’impose instantanément ici comme le nouvel homme fort du groupe. Déjà chorégraphe des combats de la saga japonaise Kingdom dans laquelle il dirigeait l’équipe chinoise, il confirme ici son savoir-faire. Âge oblige, les scènes de combat impliquant Jackie Chan sont désormais plus découpées qu’auparavant. On pourra également regretter ce montage parallèle lors d’un affrontement, mais le superbe montage de Zhang Yibo, dont le travail sur Better Days (2019) et One and Only (2023) a confirmé la précision et l’énergie de son style, permet de maintenir un rythme soutenu sans jamais perdre le fil narratif, traduisant fidèlement la volonté de Larry Yang d’inscrire l’action dans la cohérence de son scénario et l’urgence dramatique qui l’accompagne.

Ci Sha mis à mal par Jackie Chan

 

Sans chercher à rivaliser avec le spectaculaire débridé des polar HK des années 80 et 90, le film privilégie la tension dramatique et la lisibilité. Chaque affrontement garde son impact et entraîne de réelles conséquences. Si l’action fonctionne aussi bien, c’est qu’elle s’ancre naturellement dans le récit. Elle ne surgit jamais comme un prétexte ou posture forcée, mais comme une continuité logique des enjeux dramatiques. Là où beaucoup de films d’action de la dernière décennie se perdent dans une surenchère démonstrative, jusqu’à donner l’impression d’assister à des bandes démo de cascadeurs, Larry Yang et Su Hang choisissent au contraire de rester concrets, dans un esprit qui rappelle le meilleur de l’âge d’or du cinéma d’action hongkongais. L’action ne cherche jamais à éblouir pour elle-même : elle découle toujours du récit, sert les personnages et prolonge la dramaturgie. Cette volonté de privilégier le cinéma à l’épate vaine confère à chaque affrontement une énergie viscérale empreinte de maturité. Ici, on transpire, on reprend son souffle, le corps parle plus fort que les effets.

La dramaturgie par le son

La partition de Nicolas Errèra joue un rôle déterminant dans l’équilibre du film. Pour sa quatrième collaboration avec Larry Yang, le compositeur conçoit un paysage sonore en tension constante, articulé autour de thèmes lisibles et de textures entièrement créées pour l’occasion. Cette approche hybride, mêlant matières organiques et éléments plus technologiques, reflète le conflit permanent entre instinct et technologie qui traverse le récit. Errèra signe une écriture précise, qui soutient l’action sans l’appuyer et relie discrètement les différentes composantes dramatiques, donnant au film une respiration qui lui est propre.

Un nouveau classique du genre

Après plus de soixante ans de carrière, Jackie Chan trouve avec The Shadow’s Edge l’un de ses rôles les plus aboutis de ces dernières années. Larry Yang offre ici autant à Jackie Chan qu’à Tony Leung Ka-fai un véritable nouveau classique, porté par deux interprétations majeures. Et confirme plus que jamais que Jackie Chan demeure l’icône indétrônable du cinéma d’action. Un acteur-cascadeur hors norme, unique dans l’histoire du cinéma, dont l’œuvre n’a pas encore dit son dernier mot.

Alors que le polar d’action hongkongais s’était enlisé depuis des années dans une désuétude marquée par une formule standardisée, sans âme ni audace, le film de Larry Yang s’impose comme le plus dense et le plus intense depuis plus d’une décennie, porté par une initiative et des techniciens issus de Chine continentale qui insufflent au genre une énergie véritablement renouvelée.

Nouveau pilier du polar d’action chinois, dans la lignée des grandes références du cinéma hongkongais, The Shadow’s Edge s’impose comme un tour de force à tous les niveaux.

À Propos de Tirry

Créateur et rédacteur en chef de Celestial Empire, connu également pour être le tenancier du site Jackie Chan France

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