Entretien-fleuve avec Nicolas Errèra : l’âme musicale de THE SHADOW’S EDGE

À l’occasion de la sortie ce 3 décembre de The Shadow’s Edge, ambitieux polar d’action chinois porté par deux légendes du cinéma HK, Jackie Chan et Tony Leung Ka-fai, Celestial Empire a l’immense plaisir de publier son tout premier entretien, consacré à un compositeur dont le nom résonne désormais des deux côtés du globe : Nicolas Errèra. Avec pas loin d’une centaine de musiques de films à son actif, il s’est imposé comme l’une des voix musicales françaises les plus singulières du cinéma contemporain, naviguant avec une rare aisance entre drames intimistes, fresques d’action et œuvres d’auteur.

S’il jouit aujourd’hui d’une reconnaissance profonde en Asie – et tout particulièrement en Chine –, c’est en grande partie grâce à son mentor, le regretté Benny Chan, qui lui a ouvert les portes du cinéma chinois et avec lequel il a signé quatre partitions majeures : Connected (2008), Shaolin (2011), The White Storm (2013) et Raging Fire (2021). Une collaboration fondatrice dont l’empreinte se ressent encore dans la puissance narrative et émotionnelle de sa musique.

Ces dernières années, Nicolas Errèra continue d’explorer des territoires artistiques variés, composant notamment pour Ma mère, Dieu et Sylvie Vartan de Ken Scott ou encore La Voie du Serpent, le nouveau film de Kiyoshi Kurosawa. Cette capacité à conjuguer sensibilité européenne et imaginaire asiatique en fait un interlocuteur précieux pour comprendre la manière dont se construit aujourd’hui la musique de cinéma à l’échelle internationale.

Avec The Shadow’s Edge, Nicolas Errèra compose une architecture sonore pensée comme un monde en tension permanente, nourri de thèmes clairs et de textures créées spécialement pour le film. Pour sa quatrième collaboration avec Larry Yang, il construit une identité musicale hybride, à la fois organique et technologique, à l’image d’un récit où la technologie se heurte sans cesse à l’instinct humain. Une écriture précise et tenue, qui accompagne l’action sans jamais la surligner et donne au film son souffle singulier.

La bande originale est disponible sur les principales plateformes via ce lien : https://lnk.to/jRHz3S2F 

Pour inaugurer cette série d’entretiens, je tiens à le remercier chaleureusement. Sa disponibilité et la finesse de ses réponses éclairent non seulement son parcours, mais aussi les enjeux esthétiques d’un cinéma chinois en pleine mutation. Bonne lecture.

Votre nom est aujourd’hui bien connu en Chine : vous avez signé la musique de films populaires mais aussi d’œuvres d’auteurs, travaillant aussi bien avec feu Benny Chan qu’avec Jiang Wen. Comment expliquez-vous ce lien si fort que vous avez su tisser avec le cinéma chinois ? 

Tout a commencé en 2008, ou plus exactement en 2007, lorsque j’ai envoyé des musiques un peu au hasard. Elles sont arrivées sur le bureau de Mia Hsia, alors directrice de Warner à Hong Kong. Elle les a transmises à Benny Chan, puisqu’elle produisait un film qui s’appelait Connected et que Benny Chan en assurait la réalisation. Il a beaucoup apprécié les musiques. Avec ma femme, Joséphine Winocour, qui s’occupe de la production musicale, nous sommes donc partis à Hong Kong fin 2007 pendant les fêtes de Noël et du Nouvel An, pour la première fois, et nous nous sommes rendus directement sur le tournage. Nous avons rencontré Benny Chan et tout est parti de là. C’est lui qui m’a ouvert les portes du cinéma asiatique, chinois et hongkongais. Cela paraît simple, facile. J’ai peut-être eu de la chance. J’avais composé la musique du film Le Papillon avec Michel Serrault, qui avait eu beaucoup de succès, et en Chine la chanson était très connue. Peut-être que cela a aussi joué. Mon nom a circulé. Voilà comment s’est formé ce premier lien avec le cinéma chinois.

Dans votre question, vous mentionnez également Jiang Wen, un metteur en scène et comédien reconnu dans le monde entier. On l’a notamment vu au casting de Rogue One : A Star Wars Story. Là, c’est une autre rencontre. C’est Albert Lee, le producteur de Connected et Shaolin pour lequel j’ai également fait la musique, qui se trouvait à Paris. Albert Lee m’a dit qu’il était avec un metteur en scène qui s’appelle Jiang Wen, accompagné de sa femme, productrice et comédienne, et m’a proposé une rencontre. Ils sont venus à notre studio à Paris et c’est là que j’ai rencontré Jiang Wen. Le courant est tout de suite passé et nous avons ensuite fait ensemble Hidden Man, un film très fort. Avec lui, on entre dans un univers très différent : il aime beaucoup le classique, ce qui m’a conduit à travailler à la fois sur des mélodies classiques et personnelles. C’est une autre manière de travailler, avec des images somptueuses. C’est un grand metteur en scène. 

Selon vous, quelles sont les principales différences entre la Chine et l’Occident – notamment la France – dans la façon dont les réalisateurs envisagent la place de la musique au cinéma ? 

À titre personnel, je ne généraliserais pas, parce que chaque film est une pièce unique. Tout dépend du rapport que le réalisateur – qu’il soit français, canadien, américain, italien, chinois, hongkongais, coréen ou japonais – entretient lui-même avec la musique, plus qu’une simple différence culturelle.

Dans les films asiatiques, en tout cas avec les réalisateurs et réalisatrices avec lesquels j’ai travaillé, la musique est quelque chose d’organique : elle doit parler avec le cœur, dire ce que le scénario ne dit pas, exprimer une émotion plus profonde. L’émotionnel y est davantage mis en avant.

Peut-être que dans les films français, la musique est plus intérieure, plus retenue, mais je ne ferais pas de généralisation, car cela dépend vraiment de chaque réalisateur et de chaque réalisatrice. La musique de film se construit directement avec eux, ensemble. À chaque fois, c’est une aventure différente.

Nicolas Errèra à droite avec l’équipe du film The Shadow’s Edge réunie à la première à Pékin, le 3 août dernier

 

Vous aviez déjà collaboré avec Larry Yang dès son premier film, Mountain Cry (2015), puis sur Adoring (2019). Avec The Shadow’s Edge, vous le retrouvez dans un registre radicalement différent, orienté thriller et action. Comment décririez-vous l’évolution de votre collaboration au fil de ces projets ? 

J’ai rencontré Larry Yang et sa femme, la productrice Victoria Hon, en 2014. C’est elle qui nous a présentés. Lors d’un passage à Paris, elle était venue me voir au studio pour un autre projet, celui de la réalisatrice Wang Jing, Perfect Baby, avec Deng Chao, Jane March et Jean-Baptiste Meunier. Quelques mois plus tard, elle m’a présenté à Larry et nous avons immédiatement accroché.

À cette époque, il travaillait sur Mountain Cry, un film très personnel produit par Ellen Eliasoph (ex-Warner Bros China) et Victoria Hon. J’y ai écrit beaucoup de thèmes au violoncelle solo, car il souhaitait une musique sans connotation asiatique ni instruments traditionnels chinois. Ensuite, j’ai collaboré avec lui sur Another Shot, autour du basketteur Stephon Marbury, puis sur Adoring, une comédie avec des animaux, sans effets spéciaux, qui a très bien marché. Pendant la pandémie, tout s’est un peu arrêté, mais nous sommes restés en contact, en nous revoyant en Chine ou à Paris. Je n’ai pas travaillé sur Ride On, son premier film avec Jackie Chan, parce que Jackie avait, je crois, son équipe, et Larry n’avait sans doute pas la possibilité d’imposer quelqu’un.

Pour The Shadow’s Edge, Larry m’a invité sur le tournage à Guangzhou en 2024. J’y suis allé avec ma femme. Nous avons passé une journée sur le plateau, rencontré toute l’équipe et Jackie Chan lui-même. C’est à partir de là que nous sommes entrés dans le projet, et je pense que cette rencontre a compté. Ce n’est qu’après un premier montage de trois heures qu’il m’a proposé de composer la musique. Tout s’est fait de manière très fluide et simple. Larry Yang est un grand fan de Benny Chan et du cinéma d’action hongkongais. The Shadow’s Edge était un projet qu’il mûrissait depuis longtemps. Le film est dense, avec beaucoup de musique. Larry est quelqu’un de précis, qui sait ce qu’il veut, tout en laissant une véritable liberté. Nous avons une sensibilité commune. J’ai l’impression de comprendre son univers instinctivement, et le travail se fait sans trop d’allers-retours.

Composer pour des productions internationales implique souvent de travailler à distance. Comment gérez-vous cette dimension dans votre processus de création ?

La manière de travailler reste toujours la même, que ce soit avec la Chine, Hong Kong, le Japon, les États-Unis, le Canada ou la France. Au final, je suis dans mon studio et je leur envoie la musique. Les équipes ne viennent pas forcément sur place, donc la distance n’a quasiment aucun impact sur le travail. Les progrès technologiques ont vraiment facilité les choses : on reste en permanence connectés. Il est très simple de se parler, de se voir, de regarder des éléments ensemble. On peut travailler via une webcam, un téléphone, et je peux faire écouter des idées immédiatement.

Comment avez-vous pensé et construit l’univers musical de The Shadow’s Edge, entre thèmes, sound design et identité sonore des personnages ?

C’était très important qu’il y ait des thèmes, et que ces thèmes soient à la fois simples mais avec quelque chose de sophistiqué, avec une vraie recherche dans l’esthétique des sons. Nous avons utilisé des sons très particuliers, créés spécifiquement pour le film par des sound designers, dont je fais partie.. Il fallait retranscrire cet atmosphère un peu spécial, avec cette IA omniprésente, dans un univers où l’on est constamment observé.

Le thème Shadow, associé au personnage de Tony Leung Ka-fai, revient un peu partout dans le film. C’est comme un hook. On a ensuite d’autres thèmes, plus orientés vers l’action, que j’utilise beaucoup pour Jackie Chan (piste : The Shadow’s Edge). Je ne le traite pas comme un thème de combat au sens littéral : je l’aborde plutôt comme une force intérieure, quelque chose qui souligne la puissance qu’il a en lui. C’est un thème porté par les cordes, avec une dimension presque héroïque par moments, sans jamais être too much. On le retrouve dans le combat final (piste : Shadow’s Final Edge), joué de manière plus rapide, avec une orchestration beaucoup plus fournie : un grand orchestre de cordes et de cuivres, avec plus de 60 musiciens. Pour identifier la jeune génération, on est carrément partis sur de l’électro, mais en gardant des cordes pour montrer comment ces deux mondes se côtoient. La musique joue aussi sur l’émotion, avec des textures qui ressemblent à des cordes mais qui sont en réalité une matière organique, synthétique. C’est assez beau dans le film. Que ce soit avec ces textures ou quelques notes de guitare, l’idée est d’aller chercher une émotion sans jamais tomber dans quelque chose de trop lourd, en restant délicat dans ces moments-là. Et puis il y a toutes les tensions : le film en est rempli. On a utilisé un petit rythme, toujours présent, pour pousser constamment vers l’avant. Je n’ai pas tout mis dans la BO disponible en ligne, parce qu’il y en avait vraiment beaucoup.

J’ai eu la chance de travailler avec des musiciens extraordinaires. On avait une équipe incroyable. Joséphine et Victoria s’entendent très bien, et il y avait vraiment un côté presque familial dans tout ça.

 

Sessions d’enregristement de la musique de The Shadow’s Edge

 

Dans Ride On, le précédent film de Larry Yang, la musique signée LoudBoy développait une dimension émotionnelle très marquée. Avec The Shadow’s Edge, votre partition adopte une approche plus sobre et tendue. Comment avez-vous abordé cette tonalité différente avec Larry Yang et trouvé la juste distance émotionnelle ? 

On n’illustre pas l’action uniquement et nécessairement avec des percussions. Par exemple, une scène de bagarre c’est aussi quelque chose de mental. Mais c’est vrai qu’on a essayé avec Larry de construire une musique émotionnelle, mais sans non plus être trop lourd. C’est une bordure un peu délicate, mais grâce au son électronique, grâce à des techniques d’écriture aussi, l’utilisation des cordes, etc. On peut avoir une approche à la fois grand public, c’est à dire faire une musique facile d’accès. Puis j’aime bien cette idée d’une musique savante mais très facile d’accès. J’aime cette approche-là de la musique de film et j’ai l’impression que Larry était vraiment content du résultat.

Vous avez déjà collaboré avec des cinéastes de styles très différents. En quoi Larry Yang se distingue-t-il dans sa manière de travailler avec un compositeur ?

Larry est quelqu’un qui connaît vraiment la musique. Je pense même qu’il en a pratiqué. Il s’y connaît, il est très mélomane, et les variations autour d’un thème sont quelque chose qui lui parle. Si cela correspond à l’émotion qu’il recherche, il est satisfait et ne cherche pas à modifier les notes. Ce qu’il veut, c’est l’émotion exacte, celle que le spectateur doit ressentir à un moment précis d’une scène. C’est cela qu’il essaie de me transmettre, et à moi de traduire ce qu’il me dit et ce qu’il ressent en musique.

C’est aussi ce qui est intéressant dans la musique de film : il y a une part de composition, mais aussi une dimension de storytelling. Il faut comprendre ce que le réalisateur a en tête, entrer presque dans son esprit pour décrypter et traduire tout cela en notes. Il faut du temps pour absorber les informations, laisser venir l’inspiration, trouver l’esthétique, et faire en sorte que tout se mélange de façon harmonieuse.

 

Nicolas Errèra au travail dans son studio sur la bande originale de The Shadow’s Edge

 

Vous avez récemment composé la musique du drame After Typhoon de la réalisatrice Li Yu, sorti en Chine le 25 octobre, avec Zhang Zifeng, l’héroïne de The Shadow’s Edge. Pouvez-vous nous parler de cette collaboration et de ce projet ? 

C’est ma deuxième collaboration avec Li Yu. J’avais composé Tiger Robbers il y a quelques années avec elle, et j’ai également écrit la musique du documentaire The Sinking of the Lisbon Maru, sur lequel elle était directrice artistique. After Typhoon est un film très personnel. Après avoir discuté de la musique avec elle lors de notre réunion en Chine, deux axes se sont dégagés : une approche assez minimale, car il s’agit d’un drame intérieur, et un travail lié aux personnages.

La guitare électrique s’est imposée assez rapidement, mais pas au sens rock auquel on pourrait penser. Elle est utilisée de manière mélodique, avec un son doux, mais qui renvoie à l’électricité, à une texture qui correspond bien à l’un des personnages. J’utilise également le piano dans des textures très électroniques et évanescentes, qui laissent de la place à la contemplation et au ressenti des personnages, car c’est un drame assez dur.

J’aime beaucoup travailler avec Li Yu, qui a une approche très différente de celle de Larry Yang. Elle est très précise dans ce qu’elle veut, mais davantage dans la recherche : on écrit vraiment ensemble. Il y a plus d’allers-retours, plus de construction commune du score.

Vous évoquiez Benny Chan au début de notre entretien, comme celui qui vous a ouvert les portes du cinéma asiatique. Impossible en effet de parler de votre parcours sans revenir sur cette collaboration essentielle, qui vous a réunis sur Connected, Shaolin, The White Storm et Raging Fire. Sa disparition en 2020 a été un choc. Que représentait cette relation pour vous ?

Avec ma femme, nous venons régulièrement à Hong Kong, une à deux fois par an, et nous le voyions à chaque visite. Au fil du temps, il est devenu quelqu’un dont j’étais très proche. Nous étions amis, y compris avec sa famille et ses enfants.

Le travail sur Raging Fire a été très difficile émotionnellement pour moi et pour l’équipe. Il n’a pas pu terminer complètement le film et il n’a pas entendu la musique finale. J’ai dû travailler seul sur la fin, et c’est le producteur qui donnait les directives pour que nous puissions finaliser. J’avais énormément de peine. C’était une période d’une tristesse infinie.

Benny était quelqu’un d’extrêmement généreux, ouvert, simple dans les relations humaines. Je lui dois beaucoup, car c’est vraiment lui qui m’a ouvert les portes du cinéma. Il m’a présenté à de nombreuses personnes. C’était aussi un maître du cinéma d’action. Ces films hongkongais m’ont fait rêver durant toute ma jeunesse : j’allais les voir à Paris. C’étaient des œuvres avec des enjeux presque shakespeariens, des problématiques humaines universelles — la rédemption, la trahison — et le cinéma de Benny Chan incarnait cela merveilleusement.

C’est une perte immense. Quand nous allons à Hong Kong et que nous voyons sa famille, nous pensons à lui. Et moi, je pense souvent à lui. 

 


Propos recueillis par Thierry Lorenzi

À Propos de Tirry

Créateur et rédacteur en chef de Celestial Empire, connu également pour être le tenancier du site Jackie Chan France

À LIRE AUSSI

[CRITIQUE] THE SHADOW’S EDGE : Jackie Chan au cœur du renouveau du polar d’action chinois

Tout commence en juin 2024 à Tokyo. En pleine promotion de Ride On, Jackie Chan …

Règles de conduite pour les commentaires :
  • Vous n'êtes pas autorisé à créer plusieurs comptes, si vous le faites, tous ces comptes seront supprimés et il se peut que vous soyez bannis.
  • Tout message dont le contenu est choquant, raciste, impoli, malveillant ou illégal sera édité/effacé et l'utilisateur sera banni.
  • Toute incitation au piratage est strictement interdite ainsi que la diffusion de liens vers des sites de warez, d'applications piratées ou autre.
  • Traitez les uns et les autres avec respect et bienveillance, les mots grossiers ne sont pas acceptés et l'utilisateur sera banni.
  • Les trolls ne sont pas tolérés. Ils seront bannis.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Je confirme avoir lu et respecte les règles de conduite.