Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les films chinois du genre horreur, souvent produits avec des budgets (très) modestes, sortent régulièrement tout au long de l’année, aussi bien en salles que sur les plateformes de streaming. Chaque mois apporte son lot de thrillers occultes, de récits surnaturels ou de drames psychologiques jouant avec les codes du genre. À l’occasion d’Halloween, la sortie de Her Turn avec Li Gengxi et Huang Xiaoming, adaptation d’un classique de la Hammer, Taste of Fear (1961), illustre bien ce phénomène. Le cinéma d’horreur chinois, longtemps marginalisé, connaît une nouvelle fois une vitalité nouvelle. Pour la comprendre, il faut dépasser les idées reçues sur la censure et observer comment le système, loin d’être figé, évolue et s’adapte, permettant à un imaginaire de la peur profondément chinoise de se réinventer.

En Chine, il n’existe aucun système de classification par âge : un film doit pouvoir être vu par tous les publics. Cette absence de gradation rend le contrôle préalable inévitable, notamment sur les contenus jugés sensibles : ultra-violence, pornographie ou surnaturel. Ce contrôle ne se résume toutefois pas à un bloc rigide : il évolue au fil des contextes politiques et des supports de diffusion. Les réalisateurs, eux, composent avec ces limites, parfois par contrainte, parfois par nécessité, en explorant d’autres formes narratives pour exprimer la peur. L’enjeu n’est pas évidement de célébrer la censure, mais de constater qu’elle a, malgré elle, façonné un langage cinématographique singulier, où la suggestion et le non-dit remplacent la terreur frontale. Du moins dans l’idéal. Dans la réalité, très rares sont les films d’horreur chinois capables de dépasser ce cadre et les schémas imposés de l’exploitation et encore moins d’intéresser durablement le public, qui critique souvent la fameuse « no ghost policy ». Il n’existe pas encore de grand film d’horreur chinois contemporain capable d’unir exigence artistique et puissance populaire.
Cette règle, héritée de la doctrine matérialiste du socialisme, a longtemps restreint le champ du fantastique dans les récits contemporains. Elle s’enracine dans une conception rationnelle du monde, où le religieux et la superstition étaient perçus comme les reliques d’un passé féodal que la Chine s’efforçait d’effacer. Après la révolution de 1911 et la chute de l’Empire, la République de Chine s’est bâtie sur un idéal de modernité et de progrès scientifique, cherchant à combler le retard accumulé face aux puissances occidentales. Cette volonté d’émancipation par la science et la raison a durablement marqué la pensée collective. Ce principe idéologique, issu d’un marxisme rationaliste de gauche, visait à construire un cinéma au service du progrès. Mais il faut rappeler que le Parti Communiste Chinois n’est pas un bloc uniforme : il abrite des courants plus “à gauche” ou plus “à droite” selon les périodes, les sensibilités culturelles ou économiques. Lire la politique chinoise avec les catégories occidentales conduit souvent à des contresens ; ici, l’enjeu n’est pas moral mais culturel. Et c’est dans cette tension entre rationalisme d’État et imaginaire populaire que s’est forgée l’esthétique de l’horreur chinoise contemporaine.
La nostalgie Hong-Konguaise
Les cinéphiles du cinéma hongkongais se souviennent de cette époque où l’horreur s’invitait au cœur même de l’industrie locale, entre frissons, folklore et exubérance visuelle. Des années 1980 jusqu’au début des années 2000, Hong Kong a façonné un imaginaire unique, mêlant les spectres du folklore chinois à la frénésie urbaine de ses polars. Des films comme Encounter of the Spooky Kind (1980) et sa suite Encounter of the Spooky Kind II (1989) portés par Sammo Hung, la saga Mr. Vampire (1985-1992) initiée par Ricky Lau, ou encore la trilogie Histoire de Fantômes Chinois (1987-1997) de Ching Siu-tung ont marqué une génération en redéfinissant la figure du fantôme à travers un prisme romantique, comique ou martial.

Au cœur de cet âge d’or, Lam Ching-ying (1952-1997), bras droit de Sammo Hung et acteur fétiche de la saga Mr. Vampire, s’impose comme une figure emblématique du genre. Son visage impassible, son jeu précis et sa gestuelle codifiée ont incarné à eux seuls l’image du prêtre taoïste chasseur de vampires, figure mythique du cinéma hongkongais. À sa mort prématurée, en 1997, le genre semble s’éteindre avec lui : un signe du destin, presque symbolique, au moment même où le cinéma local entamait son déclin.
Il faudra attendre Rigor Mortis (2013) de Juno Mak pour que Hong Kong tente un retour remarqué à l’horreur, à la fois hommage et relecture moderne des classiques du passé. Le film convoque les figures mythiques des vampires taoïstes et de l’horreur gothique locale tout en les enveloppant d’une esthétique crépusculaire. Une œuvre à la fois nostalgique et désenchantée, qui signe la fin d’un cycle et le passage symbolique du flambeau vers la Chine continentale, où le genre trouvera bientôt une nouvelle expression, plus codifiée mais toujours fascinée par les fantômes d’hier.
Cette transition s’est faite lentement, amorcée par Painted Skin (2008) de Gordon Chan et sa suite Painted Skin 2: Resurrection (2012) de Wuershan, toutes deux librement adaptées d’un conte de l’écrivain chinois du 17e et 18e siècle, Pu Songling issu de son recueil Contes étranges du Studio du bavard. En mêlant romance fantastique, mythologie chinoise et ambition visuelle inédite, ces films ont ouvert la voie à une nouvelle ère du cinéma d’horreur et de fantasie en Chine.
Le renouveau de Chine continental
À partir de 2011, le cinéma chinois entre dans une nouvelle ère. La multiplication rapide des salles à travers tout le pays transforme le paysage de la distribution. Ce développement massif crée un appel d’air pour tous les genres, y compris l’horreur. Des producteurs indépendants, flairant la possibilité de frapper fort à moindre coût, se lancent dans l’aventure du film de genre. L’essor du réseau de salles et la soif de nouveautés du public donnent alors naissance à une brève mais intense ruée vers l’horreur chinoise.
Ce cycle s’ouvre avec deux “petits” cartons : No.32, B District (2011), tourné pour 80 000 ¥ et rapportant près de 15 millions ¥, et Mysterious Island (2011) avec la jeune et jolie Yang Mi, dont le succès marque le début d’un “âge d’or” du film d’horreur domestique. Dans un marché encore en expansion, chaque multiplexe cherchait à remplir ses écrans avec des productions nouvelles et bon marché : le terrain était idéal pour les petits producteurs. Le pic de 2016 (69 sorties) voit fleurir des déclinaisons interchangeables, affiches criardes et effets sonores appuyés soit une bulle nourrie par le “petit budget, grand rendement” avant l’assèchement brutal.

Dans le registre horrifique, The Possessed (2016) de Ma Kai reste une référence. Ce faux documentaire sur une séance de chamanisme puise sa force dans l’ambiguïté du réel, à la manière du Projet Blair Witch (1999), où la peur surgit moins des effets que de la suggestion. Présenté au festival FIRST, le film est rapidement devenu culte, atteignant des notes avoisinant les 7/10 sur les plateformes chinoises, un score exceptionnel pour le genre. Considéré en Chine, comme le meilleur film d’horreur chinois de la décennie, il a confirmé Ma Kai comme l’un des rares cinéastes avoir été capables d’inscrire l’horreur dans un cadre réaliste et psychologique. Depuis, le réalisateur a signé deux longs métrages sortis en 2023, la comédie à suspense To Be Continued et le film d’horreur Evil Minds, sans toutefois retrouver la même intensité ni la réputation critique de The Possessed.
Dans la même veine, Resurrection (2018) de Liu Dongxue s’est distingué par son ton singulier : une comédie noire qui aborde la superstition rurale avec ironie.
Tentatives des grosses productions à investir le genre
Au milieu des années 2010, une nouvelle veine du fantastique chinois émerge à la croisée de l’aventure, du surnaturel et de l’horreur : celle des films de pilleurs de tombes. Le phénomène trouve son origine dans le succès littéraire colossal de Zhang Muye, auteur de la saga Ghost Blows Out the Light, publiée en ligne avant d’être éditée à grande échelle. Ces récits d’exploration souterraine, mêlant mythes anciens, ruines interdites et malédictions millénaires, ont engendré un véritable engouement culturel. Le cinéma s’en empare rapidement : Chronicles of the Ghostly Tribe (2015) de Lu Chuan ouvre la voie avec une approche spectaculaire, flirtant avec la science-fiction et l’archéologique. Mais c’est Mojin: The Lost Legend de Wuershan la même année qui en fait un triomphe populaire, dépassant les 260M$ au box-office chinois. Porté par Chen Kun, Huang Bo, Shu Qi et Angelababy, le film combine l’imagerie pulp à une relecture patriotique du mythe, tout en contournant habilement la censure du surnaturel explicite

Parallèlement à Zhang Muye, un autre écrivain va façonner durablement l’imaginaire de l’horreur-aventure chinoise : Nan Pai San Shu (aka Uncle Three), de son vrai nom Xu Lei. Auteur prolifique de la série The Grave Robbers’ Chronicles, il impose dès 2007 une écriture feuilletonnante nourrie de légendes locales, d’ésotérisme taoïste et de suspense quasi lovecraftien. La première adaptation en série, The Lost Tomb (2015) produite par Hunan TV, rencontre un immense succès en ligne et ouvre la voie à une multitude de suites et de spin-offs. L’année suivante, Time Raiders (2016) de Daniel Lee transpose cet univers au grand écran, dans une version spectaculaire et épurée, portée par Lu Han et Jing Boran. Si le film atteindra les 150M$ au box-office son retour critique est catastrophique.
Ces productions jouent habilement avec les limites imposées par la censure : les « fantômes » deviennent des illusions, les malédictions se rationalisent en phénomènes géologiques, mais la tension surnaturelle demeure, transposée dans une esthétique de la ruine et du secret.
À travers ces déclinaisons, les auteurs Zhang Muye et Nan Pai San Shu ont transformé l’archéologie fantastique en genre total, situé à la frontière du thriller, de l’horreur et de la mythologie nationale. Leurs œuvres, entre quête identitaire et fascination de l’invisible, illustre la manière dont la Chine contemporaine réinvente la peur à partir de ses propres traditions narratives.
Face à l’engouement pour les récits surnaturels, les grandes sociétés de production cherchent également à capitaliser sur la vague horrifique, tout en la rendant accessible au grand public notamment pour les enfants. En puisant dans le bestiaire mythologique chinois, le cinéma adopte une tonalité plus lumineuse, entre conte moral et comédie d’aventure. Le phénomène éclate avec Monster Hunt (2015) de Raman Hui, ancien animateur des studios DreamWorks, qui fusionne effets numériques et traditions populaires pour raconter la rencontre entre un chasseur de monstres et une créature mi-humaine mi-démon. Le film devient un triomphe national avec plus de 381M$ au box-office, inaugurant une suite qui a cumulé 350M$ durant le nouvel an chinois 2018.

Monster Hunt 2 amplifie encore la dimension spectaculaire et comique, notamment grâce à la participation de Tony Leung Chiu-wai. Ce succès révèle une manière typiquement chinoise de réenchanter le surnaturel : le « monstre » n’est plus symbole de peur mais figure d’altérité et de tolérance, dans une société urbaine en quête de repères. Même Jackie Chan s’essaiera à ce registre hybride avec The Knight of Shadows : Between Yin and Yang (2019) de Yan Jia, librement inspiré des Contes étranges du studio du bavard de Pu Songling. Mais malgré la notoriété de son interprète principal, le film s’avère un échec critique et commercial, peinant à séduire un public saturé d’effets numériques et de récits standardisés. Il illustre les limites d’un fantastique aseptisé, vidé de sa charge inquiétante au profit d’une esthétique lisse, conçue pour le marché familial.
La Chute
Le développement accéléré du parc de salles, passé de 9.000 écrans en 2011 à plus de 50.000 en 2017, a participé à ce phénomène : les distributeurs avaient besoin de films, et le cinéma d’horreur, avec leurs coûts dérisoires et leur promesse de rendement, semblaient la formule parfaite. Mais cette logique de remplissage a aussi précipité la chute : la production s’est industrialisée plus vite que la qualité. Lorsque le marché s’effondre, c’est tout un écosystème qui disparaît. Les artisans du genre de la période disparaissent : Niu Chaoyang réalisateur des navrants Under the Bed (2011) et Who in the Mirror (2013) s’est reconverti dans l’éducation pour enfants avant de revenir au cinéma en 2024 avec une comédie à suspens The Killing Performance. Le producteur Sheng Yubin, après l’échec artistique et publique de The Perilous Internet Ring (2020), réalisée par le Japonais Tsuruta Norio (Ring O : Birthday), a abandonné le genre, conscient de l’incompatibilité entre les codes japonais du fantastique et la contrainte chinoise du “no ghost policy”. D’autres structures naguère hyperactives, comme April Sky Film ou Jidian Pictures, ont cessé toute activité dans le domaine, illustrant la disparition de la “classe moyenne” du cinéma chinois, prise en étau entre les blockbusters et le streaming.
L’épuisement créatif, les sempiternelles fins “tout était un rêve” ou “le héros était fou”, ont achevé de détourner un public lassé. Dans ce vide, les plateformes de streaming ont pris le relais, offrant aux créateurs un espace plus souple et toujours moins coûteux.

Le streaming à la rescousse
La disparition progressive des films d’horreur en salle a ouvert la voie à une mutation décisive : leur migration vers les plateformes de streaming. Sur iQIYI, Youku ou Tencent Video, la production s’est déplacée vers des formats numériques plus souples, adaptés à une consommation rapide et à moindre coût. Si la censure y reste tout aussi présente, ces plateformes offrent néanmoins un cadre propice à l’expérimentation et à la diversification des récits.

Cette évolution trouve son point d’ancrage dans le succès de la série Candle in the Tomb : The Weasel Grave (2017), co-réalisée par Guan Hu, alors auréolé du triomphe de Mr. Six (2015), et son fidèle collaborateur Fei Zhenxiang. Les deux cinéastes, aujourd’hui à la tête du spectaculaire Dongji Rescue (2025), posaient alors les bases d’un fantastique chinois moderne, enraciné dans le folklore et la mémoire des terres du Nord-Est.
Adaptée des romans cultes de Zhang Muye, la série mêle horreur, aventure et archéologie souterraine dans un univers de malédictions anciennes, croyances régionales et rites funéraires, où la science se heurte à la superstition. Le succès de la série a donné naissance à deux autres séries adaptés des romans de Zhang Muye, confirmant la vitalité d’un sous-genre mêlant frisson, folklore et exploration. Fei Zhenxiang, cette fois seul à la réalisation, et Guan Hu à la production, livrent successivement Mojin : The Wrath of Time (2019) puis Mojin : The Worm Valley (2021), deux séries d’aventure surnaturelle qui prolongent la mythologie souterraine initiée par la série Candle in the Tomb.
Dans cette continuité, The Legend of Hunter (2021) de Liu Xuandi et sa suite sortie en 2023 du même réalisateur étendent cet imaginaire fantastiques chinois, entre légendes forestières, rituels chamaniques et terreur primale. Portés par une atmosphère dense, ces deux films ont trouvé un large écho en ligne, cumulant des millions de vues et des notes bien supérieures à la moyenne du genre. Ensemble, ces œuvres redéfinissent les contours du cinéma d’horreur chinois contemporain : moins centré sur le surnaturel explicite que sur une horreur d’atmosphère, enracinée dans la mémoire populaire et les paysages du territoire.

Vers la renaissance du genre au cinéma ?
Depuis 2023, l’horreur folklorique opère un retour marqué au sein du genre, renouant avec les mythes, les rituels et les croyances populaires qui nourrissent l’imaginaire chinois. Les cinéastes y retrouvent un espace d’expression, où la peur ne naît plus du spectre, mais du rituel : mariages post-mortem, offrandes en papier, divinités tutélaires ou cérémonies funéraires deviennent les vecteurs d’un imaginaire collectif.
Cette orientation puise une nouvelle fois directement dans le patrimoine littéraire chinois. Du recueil classique de Pu Songling, Contes étranges du Studio du bavard, émergent les motifs qui irriguent cette nouvelle vague : renards-esprits, revenants, démons amoureux. Jusqu’à la récente adaptation animée produite par Light Chaser Animation, A Curious Tales of a Temple, sortie cette année au cinéma en Chine, le genre réaffirme son lien profond avec la tradition. Ce socle érudit confère à l’horreur chinoise contemporaine une légitimité culturelle, en la rattachant à la continuité d’une mythologie purement chinoise.
A la base de cette renaissance, le jeu vidéo d’horreur et d’énigmes chinois, Paper Bride sorti en 2021 où le joueur incarne un jeune marié cherchant à percer les secrets d’un rituel nuptial dans le village de sa fiancée. Inspiré du folklore du Sud de la Chine, le jeu plonge dans un univers de superstitions, de fantômes et de traditions funéraires, mêlant mystère, suspense et symbolisme taoiste. Son succès considérable a donné naissance à six autres opus, chacun explorant de nouvelles variantes de ce même imaginaire, entre amours maudites, rites interdits et malédictions familiales.

S’il n’existe pas d’adaptation directe du jeu au cinéma, plusieurs films s’en sont librement inspirés. C’est notamment le cas de The Paper Bride de Chen Siming sorti en 2023, qui s’inscrit dans cette mouvance d’œuvres nourries par le folklore du mariage funéraire, sans entretenir de lien officiel avec la franchise vidéoludique.
L’intrigue se déroule au début de la République de Chine, dans le village reculé de Qingbao. Après la mort soudaine de l’aîné de la famille Ma, les anciens décident d’organiser pour lui un mariage posthume afin qu’il ne soit pas seul dans l’au-delà et que la lignée familiale perdure. Un prêtre taoïste est alors convoqué pour célébrer l’union avec une mariée… en papier. Mais lorsque le plus jeune frère, encore enfant, tâche accidentellement le visage du mannequin de son propre sang, une série d’événements étranges s’enchaîne : la nuit des noces, le papier s’anime, et la mariée semble réclamer son époux vivant. Des années plus tard, devenu adulte, Ma Bukai croit avoir laissé ces souvenirs derrière lui, jusqu’à ce que le fantôme de la mariée refasse surface, le poursuivant jusque dans son propre mariage.

Avec The Paper Bride, Chen Siming renoue avec les racines de l’horreur folklorique. Il filme la campagne chinoise non comme un simple décor, mais comme un espace de croyances et de rituels encore vivants. S’appuyant sur les codes du réalisme rural et une atmosphère de lente contamination, il transforme les tabous liés à la mort, au sang et au mariage en ressorts dramatiques. Loin de tout effet numérique, le film explore la frontière trouble entre le deuil, la dette morale et la culpabilité héréditaire, livrant une œuvre cohérente, où le sacré et la peur se confondent dans un même vertige.
Ainsi, privés de spectres ou monstres explicites, les réalisateurs ont investi le champ de l’horreur psychologique et sociale. Le genre devient un miroir des tensions contemporaines : pression familiale, mariage imposé, isolement rural.
Ce renouveau se lit aussi dans la diversification de ses supports. Les jeux, courts-métrages et mini-séries nourrissent un nouvel imaginaire, où la peur devient participative. La culture du frisson se digitalise, glissant hors des circuits traditionnels pour se fondre dans l’écosystème numérique chinois.
Sortie durant la fête d’Halloween en Chine en 2024, Ying Yang Mansion (connu sous le titre Yuanyang Lou) de Wang Shenghe a réussi à se hisser dans le top 10 du box-office hebdomadaire chinois durant plusieurs semaines cumulant 18M$. Néanmoins le film a été jugé comme étant une « régression du cinéma d’épouvante chinois”, symptomatique d’une industrie qui mise encore sur des recettes dépassées. Le contraste entre The Paper Bride et Ying Yang Mansion est flagrant : le premier construit un langage nouveau à partir du folklore, le second recycle sans âme le vieux modèle de la “no-ghost policy”.

Sorti en mai 2025, Red Wedding Dress de Xu Jun s’inscrit dans le sillage ouvert par The Paper Bride, mais sans en retrouver la force ni l’impact. Malgré son ambition de relancer le cinéma d’horreur en salle, le film s’est révélé un échec public et critique, loin de l’accueil favorable réservé à l’œuvre de Chen Siming. Premier volet d’une franchise annoncée, il mêle mélodrame et horreur populaire autour d’un manoir maudit, d’une mariée en rouge et de rituels de passage entre vie et mort. Sa suite, au titre ouvertement opportuniste, Red Wedding Dress : Paper Bride, sort aujourd’hui, 31 octobre 2025, dans les salles chinoises, profitant symboliquement de la période d’Halloween. Mais sa carrière pourrait être de courte durée, éclipsée par Her Turn, bien plus attendu du public.
Taïwan, laboratoire du genre
Pendant que la Chine continentale redéfinit prudemment les contours de sa représentation de l’horreur, Taïwan s’impose depuis une décennie comme son laboratoire le plus audacieux et le plus cohérent. Sur l’île, où la création échappe aux contraintes idéologiques du continent, l’horreur est devenue un véritable champ d’expérimentation esthétique et symbolique.
Avec des films comme The Tag-Along (2015) et The Bride (2015) de la réalisatrice Lingo Hsieh,, le cinéma d’horreur taïwanais a démontré sa capacité à conjuguer maîtrise technique, ancrage culturel et narration efficace, en puisant dans les mythes et superstitions locales pour explorer des thèmes contemporains : la peur de la modernité, la fragilité du lien social ou la persistance du surnaturel dans une société ultra-connectée.

Le mouvement s’est poursuivi avec The Rope Curse (2018) et ses suites, avant d’exploser sur la scène internationale grâce à The Sadness (2021), film-choc de Rob Jabbaz dont la radicalité malsaine et visuelle a marqué un tournant pour le genre. Ces œuvres, tout en restant profondément ancrées dans l’imaginaire chinois, ont replacé Taïwan sur la carte mondiale du cinéma de genre.
Plus récemment, c’est John Hsu qui a donné un nouveau souffle à cette dynamique. Après Detention (2019), adaptation du jeu vidéo éponyme de Red Candle Games et succès critique majeur qui a engendré une série TV tout aussi réussie, le cinéaste a signé en 2024 la comédie horrifique Dead Talents Society, disponible sur Netflix en France et largement saluée pour son humour noir et sa mise en scène inventive. Le film, porté par une satire sociale acérée, a très bien performé au box-office chinois avec 5,7M$ face à la concurrence rude des sorties du nouvel an chinois, cette année. Son succès d’estime laisse entrevoir une évolution possible du regard du public continental sur le genre, et pourrait bien, à terme, faire bouger les lignes en matière de production et de réception du cinéma d’horreur en Chine.

Entre l’échec d’un système industriel et l’émergence d’un langage transmédia, l’horreur chinoise se redéfinit. Une chose est sûr, l’horreur chinoise contemporaine n’est plus un sous-genre marginal ni une imitation. Elle s’affirme comme une expression culturelle autonome, issue d’un dialogue entre modernité et traditions. La censure, souvent perçue comme un mur, semble agir comme une ligne mouvante. Les créateurs apprennent à en mesurer les marges pour mieux la détourner. C’est dans cette tension qu’est née une esthétique propre : une horreur symbolique, poétique, enracinée dans l’imaginaire collectif. Et si le grand film d’horreur chinois contemporain n’existe pas encore, son monde, lui, est déjà là partagé entre les vivants, les écrans et… les morts.
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