À l’occasion de la ressortie dans les salles françaises, en version restaurée 4K, de la trilogie Histoires de fantômes chinois, une silhouette revient hanter l’imaginaire collectif : celle de Joey Wong, inoubliable incarnation de Nie Xiaoqian et figure féminine inoubliable du cinéma hongkongais des années 80 et 90. Une actrice qui, après avoir envoûté l’Asie entière, a choisi de disparaître du monde du cinéma, comme on s’efface d’un rêve. Son dernier rôle remonte à 2004 dans le drame Meili Shanghai de Peng Xiaolian. Depuis, elle n’est jamais revenue.

Installée au Canada depuis vingt ans, Joey Wong mène aujourd’hui une vie simple et volontairement détachée des projecteurs. Elle se consacre à la pratique du bouddhisme et gère elle-même un petit établissement d’axiothérapie, accueillant ses visiteurs avec une discrétion qui contraste avec l’auréole de mythologie qui l’entoure. Pour beaucoup, elle reste « la plus belle Nie Xiaoqian de tous les temps » ; pour elle, l’écran n’est déjà plus qu’un lointain mirage.
Fin octobre dernier, le réalisateur Wong Jing est revenu sur les raisons profondes de ce retrait. Au début des années 2000. Il évoque les coulisses d’une décision née d’un mélange de lassitude professionnelle, de tensions personnelles et d’un écosystème cinématographique qui changeait à grande vitesse. Le marché hongkongais n’avait plus l’effervescence de la décennie précédente, et pour une actrice aussi exposée que Joey Wong, cette mutation s’ajoutait à une fatigue plus intime. « L’image à l’écran n’est qu’un fantôme », aurait-elle confié – phrase troublante lorsqu’on songe au rôle qui l’a rendue immortelle.
Mais au-delà du contexte industriel, c’est la vie privée de l’actrice qui semble avoir pesé le plus lourd. Wong Jing raconte qu’à l’époque, Joey Wong vivait une relation sentimentale mise à mal par une parole blessante venue du cercle familial de son compagnon : une phrase « qu’aucune femme ne pourrait accepter ». Une remarque brutale, d’une violence symbolique telle qu’elle l’aurait convaincue de quitter non seulement son partenaire, mais aussi Hong Kong, afin d’échapper à une pression médiatique devenue étouffante.
Les spéculations pointent vers l’homme d’affaires Peter Lam Kin-ngok, avec qui Joey Wong aurait entretenu une relation au début des années 90, alors qu’il était encore marié à l’actrice Tse Ling-ling. L’affaire avait fait les gros titres, terni l’image de l’actrice, et la mère de Lam, particulièrement attachée à sa belle-fille, lui aurait publiquement lancé une phrase d’une cruauté implacable : « Considérez que mon fils a simplement fréquenté une prostituée. » Un choc dont Joey Wong ne se serait jamais remise. Après cette rupture et les attaques incessantes des tabloïds, elle part se mettre à distance.
Même les plus grands cinéastes n’ont pas réussi à la convaincre de revenir. Wong Kar-wai lui-même l’avait approchée très tôt : Joey Wong avait même tourné quelques scènes pour Les Cendres du Temps, avant que le projet ne soit entièrement remanié. Lors de la longue pause de production et de la réécriture qui a suivi, plusieurs rôles ont été abandonnés, dont le sien, finalement retiré du montage final. Plus tard, le réalisateur la sollicite de nouveau pour d’autres projets, mais elle décline, estimant ne plus avoir « rien à apprendre » du cinéma. Son choix n’était pas celui d’une star capricieuse, mais celui d’une femme convaincue d’avoir déjà accompli ce qu’elle voulait accomplir.
Au fil de sa carrière, Joey Wong a traversé certains des plus beaux chapitres du cinéma hongkongais. Elle apparaît notamment dans Last Song in Paris (1986), où elle partage l’affiche avec Leslie Cheung, Cecilia Yip et Anita Mui, alors tous en pleine ascension. Elle se fait remarquer par son élégance singulière dans My Heart Is That Eternal Rose (1989) auprès de Tony Leung Chiu-wai, puis enchaîne les registres avec une aisance rare : le polar The Big Heat (1988) avec Waise Lee, la comédie d’action God of Gamblers (1989) avec Chow Yun-fat et Andy Lau, ou encore Niki Larson (1993) aux côtés de Jackie Chan.
Elle explore aussi le wuxia burlesque avec The Eagle Shooting Heroes (1993) avant de révéler une part plus mystérieuse et sensuelle dans Green Snake (1993), où son duo avec Maggie Cheung demeure un sommet esthétique du genre. Plus tard, elle retrouve un registre plus lyrique avec Peony Pavilion (2001), œuvre déjà empreinte de la mélancolie qui précède son retrait définitif du cinéma.
La ressortie d’Histoires de Fantômes Chinois rappelle à quel point Joey Wong fut un visage fondateur de l’imaginaire fantastique chinois. Son interprétation mêlait douceur, mélancolie et une forme d’éloignement presque mystique – comme si l’actrice annonçait déjà sa propre disparition. Aujourd’hui encore, ses plans semblent flotter hors du temps, à la limite du réel, comme si elle n’avait jamais tout à fait appartenu à notre monde.
Tandis que les salles françaises s’apprêtent à redécouvrir la trilogie dans toute la splendeur d’un master 4K soigné, Joey Wong, elle, demeure fidèle à son choix de retrait. Une actrice dont la présence continue de briller, comme si le temps lui-même avait choisi de la préserver. Et peut-être est-ce pour cela qu’elle reste l’une des dernières légendes intactes du cinéma chinois.

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